La rappeuse zambienne persiste et signe The Return, retour aux sources aussi poétique que politique.
Chez Sampa Tembo alias Sampa The Great, la rime est ardente et le hip-hop frondeur, féministe, spirituel et fier de l’être. Après deux mixtapes dont l’excellente Birds and The BEE9 en 2017 et plusieurs tournées aux côtés de Thundercat, Ibeyi, Kendrick Lamar ou encore son icône Lauryn Hill, la rappeuse zambienne confirme une ascension sans faute avec The Return.
Sous la forme d’un retour aux sources, aux essentiels et à elle-même, Sampa The Great signe ce premier album très dense et accompli comme la bande-originale du parcours qui l’a amenée à “la meilleure version d’elle-même”. Un chemin qui malgré doutes et obstacles, l’a conduite à trouver sa place en tant que femme et musicienne noire : partout désormais, puisqu’elle sait d’où elle vient. Puisant dans le hip-hop et ses samples avant tout, les rythmes d’Afrique australe, la soul et le jazz pour créer son langage propre, Sampa The Great s’affirme en poétesse, prêtresse ou prophétesse dont le flow percutant n’a définitivement rien à envier aux plus grands. Dans The Return, Sampa The Great questionne notamment le devenir de la diaspora, le patrimoine africain et la notion de maison – femme de tous les continents, elle sait de quoi elle parle. Mixé par le rappeur californien Jonwayne (Stones Throw), réalisé par Silentjay et Clever Austin (Hiatus Kaiyote), augmenté par le collectif jazz londonien Steam Down et la présence d’artistes australiens tels que le rappeur Krown ou la chanteuse Thando, The Return a des allures d’œuvre totale et collective qui parvient, miracle, à se hisser au-delà de l’égo. Rencontre express à Paris où elle se produisait à guichets fermés le 21 novembre dernier.
“Mwana” ouvre le disque en (chi)bemba (une des langues parlées en Zambie mais aussi en RDC, au Botswana et au Malawi) avec des psalmodies, des chants traditionnels zambiens. De quoi sont-ils le nom ?
Le sujet principal de l’album est la notion de maison. J’habite à Melbourne en Australie mais je suis d’abord Zambienne et j’ai grandi au Botswana. On m’a souvent identifiée comme étant seulement une rappeuse australienne mais c’est faux, c’est incomplet. J’avais la sensation qu’une partie de mon histoire n’était pas racontée, en partie parce que je ne l’avais pas raconte moi-même.
Musicalement, mon africanité a toujours été là : dans les chants, un peu d’argot ici et là, rythmiquement bien sûr, mais sans dire entièrement d’où je venais. Avec ce disque, je voulais que la notion de maison soit très claire, via la musique mais aussi le langage. J’ai voulu vous faire découvrir ce chez-moi-racine en vous y accueillant dans ma langue, celle de ma mère, le bemba. D’ailleurs j’ai samplé ma mère, Theresa Mutale Tembo, et ma petite sœur, Mwanje Tembo. Elles y chantent : “mon enfant, tu n’as pas besoin de me chercher car j’ai toujours été en toi”. C’est une manière de dire aux personnes issues de la diaspora que ce n’est pas parce qu’elles ne sont jamais allées en Afrique qu’elles n’en sont pas dignes. Au contraire, l’Afrique est en vous, dans votre peau, vous êtes l’Afrique.
Dans “OMG”, vous dites que les Africains de la diaspora doivent rentrer sur le continent pour ré-apprendre puis ré-enseigner leurs langues locales, leurs cultures et leurs spiritualités. Pourquoi et pourquoi maintenant ?
Maintenant car je pense que c’est le bon moment pour être africain. Nous en sommes à un stade où nous n’avons plus besoin de demander la permission d’être nous-mêmes. Nous n’avons plus peur d’être nous-mêmes et au contraire, nous en sommes fiers. Cette fierté ne s’acquiert qu’en sachant d’où tu viens et qui tu es, d’autant qu’il arrive de se perdre, de s’oublier, en tentant de s’intégrer. Et encore ! J’ai grandi en Afrique et suis allée en Australie de mon plein gré pour développer ma carrière car le hip-hop n’en est qu’à ses prémices chez moi. Pourtant, je fais partie des déplacés, des entre-deux. Quand je rentre en Zambie ou au Botswana, parfois je réalise que j’ai oublié comment prononcer un mot. Les gens me traitent comme si je n’avais jamais appartenu à cette terre et c’est très douloureux. Le passé et l’histoire de l’Afrique le sont aussi, donc je pense que le mieux que nous puissions faire aujourd’hui, c’est se réapproprier l’Afrique par l’apprentissage et la transmission – uniquement pour celles et ceux qui le désirent cependant, car il ne serait pas sage de forcer qui que ce soit.
Dans “Final Form”, vous évoquez vos “héros assassinés”. Qui sont-ils ?
Patrice Lumumba, Thomas Sankara… toutes ces personnes qui voulaient être les meilleures versions d’elles-mêmes en tant qu’Africains. Tu ferais quoi toi si toutes les personnes que tu considères étaient assassinées ? (rires) C’est très récent de voir des films avec des héros qui nous ressemblent et cela veut bien dire quelque chose. Nous n’avons jamais été représentés comme des êtres capables de réussir de grandes choses. Voilà pourquoi je parle d’eux dans The Return. La noblesse n’est pas une question de mélanine. Voici pourquoi je dis aussi “on l’a fait, réincarné, tâchant d’achever ce qu’ils ont commencé et on a réussi”*. Ce dont on a besoin, c’est une extraordinairement grande communauté de héros car le boulot doit être fait par chacun d’entre nous. Black Power !
* Third world win it, first world outdated
Le tiers monde l’a emporté, le premier est dépassé
No mentor, all my heroes assassinated
Plus de mentor, tous mes héros ont été assassinés
We’ve been here, reincarnated
Mais nous sommes venus, pour les réincarner
Try’in a finish what they started and we made it
Tâchant de finir ce qu’ils ont commencé… et on l’a fait !
Le chœur semble tenir une place importante dans votre conception de la musique. Quel est son pouvoir ?
Chez moi, on chantait tout le temps ! En Zambie et au Botswana, les gens chantent pour les mariages, les cérémonies et les fêtes et c’est vrai que la plupart du temps, la voix s’exprime a capella, en chœur et à l’unisson. Je suis profondément touchée par l’énergie si puissante que dégagent des gens qui chantent la même note en même temps et au même endroit. Ce qui prouve d’ailleurs qu’il est possible de ne faire qu’un à un moment donné, je trouve ça très beau. Et puis nous nous sommes toujours exprimés librement dans ma famille. Je me souviens quand j’avais sept ou huit ans, et que mon père discutait de politique avec ses amis. Il me demandait systématiquement ce que j’en pensais, ce qui me semblait dingue ! J’ai donc été élevée dans l’idée que mon opinion comptait alors aujourd’hui, je ne me gêne pas et avec un chœur c’est encore plus puissant.
Depuis vos débuts, vous exposez une spiritualité liée à la nature, à la magie et à la féminité avec de véritables intentions visuelles et des titres comme “HERoes”, “Energy”, “The Healer”, “Black Girl Magik”, “Inner Voice”… En quoi croyez-vous ?
Je porte en moi un héritage très ancien et j’en suis consciente – ce qui représente déjà une forme de spiritualité avancée. Je sais qu’il y a tout ce qu’on ne voit pas. Je sais qu’il y a tout ce qui n’est pas tangible. La spiritualité a toujours été quelque chose de très puissant chez moi, surtout avec la musique : j’ai déjà vu des gens guérir grâce à elle ! Une fois que tu as vu ça, comment prétendre le contraire ? On sous-estime beaucoup le pouvoir de la voix, de la musique. Je n’ai jamais eu peur du supérieur-à-soi grâce à ma famille. Et puis vu la manière dont tout s’est aligné pour moi ces dernières années… clairement, c’est au-delà de moi ! Côté hip-hop, je veille toujours à ne pas perdre mon énergie féminine, ce qui pourrait être un des écueils. En bref, avec ce disque qui est un retour global à moi-même, je voulais donc également revenir à ma spiritualité.
J’ai cru comprendre que vous avez caché votre carrière musicale à votre famille pendant longtemps : avez-vous trouvé la paix à ce sujet à présent ?
Oui ! La différence entre mes parents et moi, c’est qu’ils ont grandi dans l’idée qu’on ne peut pas gagner sa vie en réalisant son rêve. J’avais tellement peur d’expliquer à mes parents que je voulais être une artiste et vivre d’une manière non-conventionnelle, je ne voulais pas les inquiéter. Au point qu’à la sortie de The Great Mixtape, je leur ai dit qu’il s’agissait d’un projet scolaire ! Mais cette année, ils ont tourné dans mes clips et cela change tout : ils sont devenus partie intégrante de ce que j’aime, de ce que je fais et c’est une grande joie pour moi. Il s’agit là d’un retour en vérité. J’assume !
Vous êtes allée en Zambie pour tourner certains de vos clips et pour quelques concerts : qu’y avez-vous trouvé ?
Une chose très spéciale : la satisfaction de jouer chez moi pour ce que ça représente, c’est-à-dire beaucoup. En Australie, j’ai été invitée dans une grande radio nationale et tout le monde autour de moi était très excité. Moi pas tellement. Personne ne comprenait pourquoi. On peut jouer à Glastonbury… cela ne représente rien du tout à côté du bonheur intense de jouer en Zambie ou d’être programmée sur une radio locale au Botswana car c’est mon système de valeur. C’est aussi cela revenir à soi.
The Return de Sampa The Great, disponible chez Ninja Tune.